Michel Ragon, fils du peuple.

Publié le par Charles CONTE
Comme les chats, Michel Ragon a eu sept vies : saute-ruisseau, fonctionnaire, bouquiniste, poète, écrivain, critique d’art, historien de l’architecture. Deux livres viennent de lui être consacrés. Risquons une présentation des deux ouvrages en deux phrases. Dans « Une rage de lire » (Editions L’Echappée), Thierry Maricourt propose une définition en compréhension de la vie et de l’œuvre de Michel Ragon. Il nous plonge dans ses premières années en explorant ses sentiments les plus intimes. Dans « Michel Ragon, singulier et pluriel » (Albin Michel), André Derval propose une définition en extension du même personnage. Il le suit tout au long de son parcours et en pointe les réalisations les plus marquantes. Né il y a un siècle, décédé en 2020, Michel Ragon nous laisse une œuvre immense, en particulier sur la mémoire du peuple, la relation à l’art et à l’architecture, qui est plus que jamais une source d’inspiration. Thierry Maricourt est un frère pour Michel Ragon qu’il a bien connu : ouvrier d’imprimerie, romancier, libraire, éditeur, auteur d’œuvres précieuses telles que « Histoire de la littérature libertaire » et « Dictionnaire des auteurs prolétariens ». On pourrait presque parler de vies parallèles comme Plutarque. « Une rage de lire » (Editions L'Echappée. Le peuple du livre) : le titre choisi par Thierry Maricourt est d’une perspicacité parfaite. On ne saurait mieux qualifier d’un trait la passion dévorante de Michel Ragon pour la lecture, d’abord attrape-tout puis systématique pour les classiques. De l’enfance vendéenne à la découverte de Paris cet appétit, cette voracité, le ne quitterons pas. Thierry Maricourt a l’art de décrire en profondeur le milieu populaire et la psychologie de son héros, héritier de lignées de « gens de peu ». Les premières années à Fontenay-le-Comte, son père décédé, sa mère omniprésente, la passion littéraire, la fréquentation de la bourrellerie… tout est condensé dans la phrase « La terre, la plume, le cuir… ». Le jeune Michel devient tôt saute-ruisseau. Maricourt relève : « Le mot en lui-même est un véritable poème ; ce qu’il recouvre l’est moins… ». Auxiliaire à la mairie de Nantes, il diffuse des tracts contre l’occupant nazi. Pendant de très longues années, Michel Ragon tirera le diable par la queue, « intrinsèquement fauché », tout à sa passion pour les lettres et les arts. Il ne connaîtra l’aisance, et la renommée, qu’à partir de la soixantaine, où il quitte sa boite de bouquiniste. Il fréquente les œuvres, puis les auteurs issus du peuple. L’un d’entre eux, Bernard Clavel, aura cette réflexion frappante : « Si je devais définir Michel Ragon en quelques mots, je dirai qu’il est un des rares écrivains de notre époque à avoir réussi l’équilibre parfait entre ce qui coule de l’esprit et ce qui monte de l’âme ». La rencontre avec Henri Poulaille est décisive. En 1947, Michel Ragon publie « Les écrivains du peuple » qu’il remaniera plusieurs fois pour aboutir à la passionnante « Histoire de la littérature prolétarienne de langue française » disponible en livre de poche. Sans doute en guise de clin d’œil, la série de documents illustrant le livre de Thierry Maricourt est la photo de Michel Ragon en premier communiant. S’il devint rapidement athée, celui-ci manifestera toujours une compréhension pour les chrétiens (mais aucune indulgence pour le cléricalisme politique). Pour la petite histoire, invité sur Radio Libertaire par l’auteur de ces lignes, Michel Ragon lui confiera être intervenu lors d’un repas entre auteurs de la collection « Terre humaine » pour que le prêtre Bernard Alexandre (auteur de « Le horsain ») rejoigne les convives pour la plupart joyeux libres penseurs. Parmi les autres photos, on retrouve ses parents et sa demi-sœur Odette « Ma sœur aux yeux d’Asie » selon le livre qu’il lui consacrera… André Derval est docteur ès lettres, spécialiste de Céline et de Beckett, auteur d’éditions critiques d’ouvrages d’Henry James et de Rémy de Gourmont. Rien ne le prédisposait, semble-t-il, à rédiger la biographie intitulée « Michel Ragon singulier et pluriel » (Albin Michel). Et pourtant : nous suivons notre personnage à multiples facettes tout au long de sa vie grâce à ces 380 pages minutieusement rédigées. Le première partie du livre « Apprentissages » couvre la même période que Thierry Maricourt, jusqu’en 1953. Les deux ouvrages se complètent. La deuxième partie « Constructions » va de 1954 à 1974. Michel Ragon, commis en librairie, bouquiniste quai de la Tournelle, rendez-vous privilégiés des libertaires de tout poil. Secrétaire de la Corporation des bouquinistes ainsi que du Prix des bouquinistes, Michel Ragon multiplie les échanges et les écrits. Il découvre l’art abstrait et devient un critique reconnu de cette matière qui en laisse quelques uns sceptiques. Il reprend ses articles dans un livre synthétique reconnu comme brillant par la profession « L’aventure de l’art abstrait » (Robert Laffont 1956). Un titre marquant dans sa vertigineuse bibliographie qui compte 25 romans, huit recueils de poésie et cinq sur les dessins satiriques, une dizaine d’essais, six ouvrages à caractère autobiographique, cinq récits de voyages, une cinquantaine de livres consacrés aux arts plastiques, une vingtaine sur l’architecture, des centaines d’articles, des émissions radiophoniques et audiovisuelles… On mesure le tour de force réalisé par André Derval qui réussit à présenter les principales œuvres de Michel Ragon en les situant dans le contexte de la vie tumultueuse de leur auteur. Une foule d’information sur les femmes et les hommes des divers milieux qu’a fréquentés Michel Ragon nous est donnée par André Derval. Parmi les nombreux moments forts, il faut relever la rencontre avec Jean Malaurie qui publie « L’accent de ma mère » dans sa merveilleuse collection « Terre humaine », les écrits sur la Vendée repensée à la lumière du marxisme libertaire suivant le conseil de Daniel Guérin, son investissement dans « La voie libertaire » (paru dans la collection "Terre humaine") et le suivi de ses nombreux ouvrages sur l’architecture. Ils peuvent nous aider à penser un monde nouveau pour une humanité affrontée à la nécessaire transition écologique. Un mot de Ragon sur Le Corbusier peut situer sa perspective : « le fait d’être un ancien ouvrier et un autodidacte ne sera jamais pardonné à Le Corbusier ». En effet la reconnaissance nationale et internationale de la qualité de ses travaux, les « années de plénitude » (troisième partie du livre) ne tournera jamais la tête à Michel Ragon. Il reste lucide : « Je n’avais que mépris pour ces intellectuels parisiens que je côtoyais et qui me stupéfiaient par leur assurance, par leur arrogance, par leur certitude de détenir la vérité. Je les voyais toujours prêts à se jeter dans la dernière aberration à la mode ». Michel Ragon n’a jamais oublié qui il était. Son œuvre nous aide à savoir qui nous sommes.
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