Quelques réflexions sur le temps présent

Publié le par

Bernard Wolfer
Président du Cercle Condorcet de Paris

Là pas d’espérance, Nul orietur. Science avec patience, Le supplice est sûr.
Elle est retrouvée.Quoi ? – L’Éternité. C’est la mer allée Avec le soleil.
Arthur Rimbaud,
Derniers vers

Il arrive rarement que nous ayons l’expérience du temps présent comme le seul qui soit réel...

Le passé récent parait si loin, l’avenir si incertain. Un simple virus met à mal l’humanité, ses repères, ses habitudes, ses modes de pensée. Les humains, si puissants, si sûr d’eux face à la nature sont rappelés au fait qu’ils en sont une part, que leur distanciation supérieure à cette « nature » ne sera jamais aboutie. Nulle vengeance de celle-ci. Simple retour à notre état de nature.

Il y a quelque chose de juste dans notre appréhension du temps. Seul le temps présent compte. Le passé n’est que récit, le futur n’est qu’invention et construction.

Mais nous avons du mal à nous y faire car nous cherchons toujours à échapper au temps présent, à nous projeter en avant. Malaise dans la civilisation, disait Freud : un combat entre la pulsion de vie et celle de mort. Le Covid-19 serait-il freudien?

Mais comment sommes nous arrivés là? 

La surprise devant cette pandémie est totale. La représentation de son début en Chine, à Wuhan, ressemblait à une mise en scène de film catastrophe. Elle étonna, avec ces soignants en scaphandres, les rues désertes, la construction d’hôpitaux en dix jours, des décors presqu’extra-terrestres. Mais c’était loin. Pourtant les premiers cas étaient déjà en Europe. Nous les avons ignorés : ils venaient de Chine…

Il a fallu peu de jours suivants pour que les premiers cas « français » se déclarent et nous alertent. Et quelques (nombreux) jours aussi pour réagir, prendre conscience de la réalité, à tous les niveaux, politiques, médicaux comme citoyens. Le coronavirus allait sévir. Des jours de trop sans doute : le temps présent était à autre chose, les retraites, les élections, etc. Alors qu’il eut fallu tester (des tests existaient depuis fin janvier), isoler, couper les chaînes de transmission, cartographier les zones de contamination, les déplacements prévisibles…

On s’est laissé surprendre : le rassemblement évangélique de Mulhouse, qui a servi de propulseur au virus, en est la caricature. L’ignorance, partagée par le plus grand nombre, de la possibilité d’extension de cette épidémie a révélé une ignorance encore plus grave, celle de la possible survenue d’une telle épidémie.

Car nous savions. Après la crise de la Vache folle, des comités d’experts indépendants ont été mis en place, des agences, également indépendantes, construites, dans chaque État et au niveau européen pour suivre et donner des avis sur les risques sanitaires, en particulier des zoonoses, maladies dont les animaux sont des réservoirs (l’OMS parle de maladies dont les agents circulent entre humains et animaux). La grippe aviaire, puis les SRAS, Ebola, enfin la grippe H1N1, dite parfois porcine, ont été des terrains d’expérience de ces pandémies. Bien maîtrisées pour l’essentiel, parfois avec un peu de chance : la grippe aviaire pouvait être jugulée par le tarissement de sa source, les volailles, et une faible réceptivité humaine, la grippe H1N1, par un vaccin, mais aussi parce qu’une bonne partie des populations était déjà immunisée par un virus plus ancien et proche. Les mesures et procédures mises en place pour cette dernière étaient sans doute inutiles (et elles furent jugées telles parce que coûteuses…), dans ce cas, mais pas pour les raisons qui ont été retenues. Par une mauvaise appréciation de la réalité, on a abandonné la vigilance et les procédures d’alerte et de précaution. On a oublié que s’il n’avait pas été nécessaire de les utiliser alors, il restait nécessaire de les garder pour le moment où une épidémie se transmettant rapidement entre humains apparaîtrait. On est revenu dans la routine du soin, négligeant la prévention et la précaution. Pas seulement en France. Les agences et les comités d’experts sont devenus des administrations comme les autres, ce qu’on avait voulu éviter après 2000.

Dès les années 2005 et après, de nombreux experts, vétérinaires, épidémiologistes, virologistes ont attiré l’attention sur la grande probabilité que de nouvelles pandémies, graves, apparaissent, avec des virus ou bactéries portées par des animaux. Des zoonoses, donc. Les coronavirus ont été signalés comme l’une des sources les plus probables, et leurs origines chinoises comme les plus certaines. Non parce que la Chine serait un territoire à risque en elle même, mais parce que l’extension de cultures et de contacts au dépens de la faune sauvage (notamment les chauves souris), encore fréquente dans certaines régions, rendait la transmission la plus certaine. Celle-ci a pu être accrue par la consommation d’animaux sauvages dans des conditions sanitaires non surveillées, en particulier sur des marchés qui vendent des animaux vivants venant du monde entier sans aucun contrôle.

Une surprise par ignorance volontaire

La survenue de cette épidémie, devenue pandémie planétaire, n’était pas prévisible au sens habituel : à telle date, et avec telle ampleur. Mais on pouvait se préparer, avec non seulement des systèmes d’alerte rapide, mais aussi avec des procédures de réaction appropriées. La Chine semble avoir mis plus de deux mois pour reconnaître et déclarer cette pandémie, au moment où elle mettait en place sa politique de confinement. Elle avait d’abord essayé de cacher ou minimiser la maladie.

Mais on ne peut pas rejeter l’entière faute sur la Chine et son système sanitaire défaillant.

Les pays riches et développés ont fait reposer leurs réactions sur des systèmes de santé efficients mais essentiellement compétents dans le soin. Or cette épidémie ne se soigne pas, ou pas encore. Inconnue il y a encore six mois, elle reste mystérieuse en bien des aspects.

Par contre, les mécanismes de transmission des virus sont assez bien connus, par les médecins spécialistes, mais aussi par les vétérinaires souvent plus spécialistes encore. D’un point de vue sanitaire, dans ce cas comme dans beaucoup d’autres, passés ou à venir, la réaction première doit être d’éviter la transmission, donc de couper au maximum les chaînes de transmission qui ici passent par l’homme. Avant même d’avoir à soigner.

Donc déclarer très tôt, tester, cartographier les progressions, puis mettre aussitôt en place des procédures d’évitement efficaces. Ce sont celles-ci qui peuvent être prévues, à l’avance. Et donc inscrites dans des plans, avec des compétences acquises et avec des moyens suffisants mobilisables rapidement, connus à l’avance et acceptable par les populations car expliqués dans des politiques de prévention. La malheureuse histoire des masques comme celle des tests est le résultat de cette absence de plans de mobilisation, eux-mêmes résultat de l’ignorance volontaire de beaucoup.
Cela n’aurait sans doute pas empêché complètement cette pandémie. La puissance des hommes n’est pas divine! Mais de telles procédures de prévention auraient eu le mérite de savoir comment agir et de responsabiliser le plus grand nombre, par la connaissance des enjeux. Donc d’aller beaucoup plus vite et peut-être d’éviter des confinements généraux, de régionaliser la lutte.

Au lieu de cela, la peur, l’isolement, l’impuissance et une certaine confusion

Pris à revers, sans parade connue ou de consensus sur les méthodes à employer, les politiques ont gouverné l’urgence avec plus ou moins de bonheur ou de chance. Il est probable que l’on apprendra que peu ont failli dans leurs devoirs, mais aussi qu’aucun ne savait bien comment s’y prendre. Par manque d’anticipation.

La pratique de l’isolement ou du confinement n’est pas en soi une mauvaise chose. C’est même dans la pratique médicale une nécessité pour éviter les contagions. Donc le choix de cette méthode était nécessaire. Cependant, plus qu’une méthode médicale (ou vétérinaire, car en la matière ceux-ci ont une pratique souvent supérieure quand il s’agit de traiter des populations et non des individus) elle est apparue comme une pratique sociale et politique, générale et contrainte, guidée par des pouvoirs nationaux (ou parfois régionaux) qui n’avaient plus d’autres moyens pour tenter d’endiguer l’extension de la maladie et la probable submersion des systèmes de santé.

Dans ces conditions le confinement général s’est imposé à des sociétés et à des économies habituées aux échanges, aux déplacements, réduisant les mobilités à peu de choses, la production à un essentiel collectif, les échanges à presque rien, sinon pour s’alimenter et donc survivre.

Que peuvent ressentir les citoyens et les peuples confinés, sinon l’isolement et la peur des autres, la peur d’être contaminés eux aussi. Sans être acteurs autrement que par leur isolement qui seul témoigne de leur solidarité. C’est la nature même d’un confinement général, dont la Chine a donné l’exemple dès le début, et que nous n’avons fait que suivre.

La confusion naît curieusement de cet ordre ainsi créé, car il n’associe pas, il ordonne, teste, isole ou soigne, sans aucun consentement sauf éventuellement celui de la peur. Confusion entre l’individu à protéger ou à soigner et la collectivité à protéger en la réduisant à l’immobilité et aux distanciations sociales. Ce qui fait la société, les relations, le travail, les rapports économiques est mis à l’arrêt, suscitant à l’évidence une crise économique et bientôt peut-être sociale jusqu’ici jamais connue. Les repères acquis sont inopérants, les gestes habituels sont interdits, conduisant à une méfiance de tout et de tous, y compris de ceux qui donnent ces ordres : font-ils bien? Ont-ils raison? Le sacrifice de nos libertés est-il juste?

Confusion aussi, car si tous sont soumis à la règle, elle ne s’applique pas dans d’égales conditions, révélant ainsi les inégalités sociales et économiques de nos sociétés. Logements, revenus, travail : rien n’est pareil, alors que le confinement réduit la vie au logement, supprime des revenus et empêche le travail dans bien des cas. Confiné à quatre dans un petit logement, en chômage partiel ou complet, loin des commerces essentiels ne peut être confondu avec confiné dans un grand appartement sans perte de revenu se faisant livrer ou servir.

Enfin les politiques, surpris et ignorants, se retranchent pour l’essentiel derrière des avis d’experts
pour gérer la crise sanitaire, lesquels ne sont pas mieux préparés qu’eux, pour la plupart, à la gestion d’une telle crise. Tout citoyen normal ressent, comprend les incertitudes, les failles qui jalonnent la mise en place de la politique sanitaire : insuffisance des lits de réanimation en cas d’explosion des contagions, faible nombre de masques et d’équipements, même pour les soignants, faible capacité à tester, méconnaissance des traitements possibles, au point que l’expérimentation se fait au jour le jour, avec des déclarations contradictoires (Raoult et quelques autres).

Le capitaine a-t-il les instruments de navigation nécessaires pour naviguer dans la tempête? Il est pour le moins légitime de se poser des questions à la vue des déclarations successives. D’autant plus qu’il laisse à penser, qu’après consultation des experts, il décide seul.

S’il faut retenir une conclusion majeure : une telle pandémie ne se gère pas par le soin, fut-il excellent, mais par la prévention. Tout retard en la matière, toute impréparation se paie par les soins. C’est ce que nous vivons aujourd’hui.

De l’insouciance de nos sociétés riches

Cette épidémie frappe des pays riches, y compris la Chine là où elle est touchée : Wuhan, une ville monde. Nos sociétés sont arrivées, pour la première fois de l’histoire, à un stade d’abondance de biens. Bien sûr, cela ne concerne que 70 à 80% des populations de nos pays, mais c’est beaucoup. Et le degré de pauvreté qui sévit encore chez nous est relatif, comparé à celui des pays moins développés. Ceci fait régner dans nos sociétés un sentiment d’insouciance face aux risques de santé, d’environnement, de mobilité, d’accès à l’essentiel des biens. L’esprit consumériste domine, encouragé par un monde d’entreprises qui mets ces biens à disposition par l’intermédiaire des réseaux qu’il a construit : les GAFA, en particulier, mais pas seulement. Le téléphone mobile est un exemple phare, répandu dans le monde entier. La plupart d’entre nous ignore ou oublie comment sont fabriqués nos biens, ce qu’ils contiennent d’extraction de matières premières, d’exploitation de travail humain, de certaines pollutions de notre planète. Si l’on s’inquiète de plus en plus du réchauffement climatique, de certains polluants (plastiques, diesel, etc.), cela ne change que modérément notre façon de vivre : il faut reconnaître que ce n’est pas simple.

Nous avons perdu le sens de la mesure, et consommons sans retenue, sans limites. Cette crise va-t-elle nous changer? C’est loin d’être certain. Il demeure, semble-t-il dominante, la pensée que les hommes, par leurs sciences et leurs techniques, seront capables de continuer à maitriser la nature et ses soubresauts.

D’une certaine façon, la réaction des gouvernements est à l’aune de cette volonté d’insouciance générale : il faut éviter le plus possible l’impact de cette épidémie sur les populations. Il y a cent ans la grippe espagnole tuait 50 millions de personnes (chiffre estimé, dans un monde bien moins peuplé qu’aujourd’hui, mais plus élevé que les pertes de la Première Guerre mondiale). La grippe asiatique des années 69/70 a tué plus de 30 000 personnes en France sans que cela mobilise les autorités et fasse cesser l’économie. Il est vrai que c’était une grippe, dont on connaissait les modalités, et dont l’essentiel des mortalités étaient ailleurs. Le Covid-19 est un nouveau virus se diffusant rapidement, en particulier parmi les concentrations urbaines « riches ». L’insouciance volontaire exclut qu’il puisse y avoir une tolérance à la diffusion de cette maladie : il faut d’autant plus agir contre elle qu’elle peut rompre notre croyance en une vie de plus en plus exempte de tracas en tout genre !

Cette représentation de la valeur de nos vies présentes est nouvelle : il n’y a guère d’exemple connu. Même la notion de guerre utilisée pour son combat est inadéquate : par la guerre, on est prêt à sacrifier une partie de la population pour sauver l’ensemble. Là, on veut sauver tout le monde au risque de détruire une partie de l’économie et des structures sociales. C’est une inversion de doctrine.

Pourtant, le doute est installé. Mais que restera-t-il quand cette pandémie sera vaincue, ce que nous espérons. Pensera-t-on à la prochaine? Aux effets du réchauffement, à la fonte des glaces, aux étés caniculaires (soulagés par de la climatisation, comme dans les États américains)?

La crise va venir, économique, sociale, dure et peut-être violente. On pensera sans doute davantage aux plaies à panser, aux emplois à recréer, comme avant, au retour de nos mobilités tant désirées.

L’ampleur de cette crise est déjà là, inédite, touchant de nombreux secteurs de production et de consommation. Des dizaines de millions de chômeurs, des faillites d’entreprises, même solides jusqu’alors.

Revenir à l’insouciance gagnée par nos peuples riches? Parfois au dépens des autres? Produire et consommer comme avant?

Peut-être faudrait-il aller vers une certaine « souciance" du monde, se préoccuper de nos environnements, de nos comportements consuméristes et individualistes, des inégalités criantes qui risquent de s’accroître, alors que l’on sait que la réduction des inégalités est un facteur de développement.

L’économie, le social et l’environnement, un encastrement nécessaire pour sortir de la crise?

Le rapport Bruntland (Nations Unies 1967), le club de Rome (1972) puis le rapport Wade (Unesco 1973) nous alertaient, nous montrant que nous n’avions qu’une seule terre et qu’il fallait sérieusement la ménager et avec elle, les humains, pour parvenir à un développement soutenable.

Trois piliers, économique, social et environnemental sont depuis considérés nécessaires pour laisser à nos suivants une terre vivable, mais aussi pour vivre mieux nous-mêmes. Cinquante ans ont passé, et nous en sommes encore aux préparatifs.

Nombreux sont ceux qui reconnaissent aujourd’hui la nécessité de services publics pour traiter la crise sanitaire, de politiques publiques pour pallier les défaillances des économies privées, d’actions collectives et solidaires pour espérer continuer à vivre bien. Les déficits publics sont acceptés comme une nécessité vitale alors qu’ils étaient décriés, les valeurs hospitalières (dans tous les sens du terme) remises à l’ordre du jour, l’appel aux intelligences collectives bienvenues et non plus seulement la main mise de capitaux rentiers sur la vie commune. Mais cette reconnaissance va-t-elle survivre dans la crise générale qui vient? La coopération et la solidarité ont connu quelques accrocs, notamment en Europe. Les vieux réflexes de repli sur soi se sont manifestés, le confinement en étant d’ailleurs une expression matérielle, puisqu’il s’agit de se protéger soi-même avant de protéger les autres, bien que ce soit aussi le meilleur moyen de protéger les autres. Mais est-ce si facile de comprendre le deuxième terme de l’équation? Beaucoup pensent déjà à se suffire à eux-mêmes, en excluant les autres. C’est une pensée funeste.

Il faut absolument sortir du paradigme simpliste de Madame Thatcher : il n’y a pas de société (there is no such thing as society) et il n’y a pas d’alternative. (there is no alternative). La société existe (les sociétés devrait-on préciser) et il y a des alternatives. Et avec elles, une place pour la citoyenneté et la démocratie.

Le débat est ouvert, les luttes pour les promouvoir sont encore et toujours essentielles. Rien ne viendra naturellement.

Car nous le savons aujourd’hui : le futur ne vaut que par notre présent.

Bernard Wolfer
Directeur de Recherche honoraire de l’INRAE
Président du Cercle Condorcet de Paris

Avril 2020

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